Les constantes de l’identité islamique en Afrique et les défis de sa préservation

Les constantes de l’identité islamique en Afrique et les défis de sa préservation

Safiya Abderrahim Tayeb Mohammad Professeur à l’Université Oum Derman et membre de la section de la Fondation Mohammed VI des Ouléma Africains au Soudan
Safiya Abderrahim Tayeb Mohammad Professeur à l’Université Oum Derman et membre de la section de la Fondation Mohammed VI des Ouléma Africains au Soudan

Les constantes de l’identité islamique en Afrique et les défis de sa préservation[1]

Grâces soient rendues à Allah, Seigneur des mondes !

Et que la Prière et le Salut d’Allah soient appelés sur le Seigneur des Messagers ainsi que sur les Siens et sur tous ses Compagnons !

Mon Seigneur, Commandeur des croyants !

Votre cher pays, le Royaume chérifien du Maroc, est uni à l’Afrique par des liens dont les racines sont ancrées dans la Géographie, et dont les origines remontent aux profondeurs de l ‘Histoire ; rapports qui rattachent fermement le Maroc, et jusqu’à présent, à un continent avec lequel il a partagé un destin commun. Il a contribué à sa construction depuis mille ans, dans le cadre de l’Islam. Et les témoignages de ces liens se sont perpétués jusqu’à la période du colonialisme, puis se sont poursuivis durant les guerres de libération et après l’indépendance. A toute période, le Maroc a contribué à l’édification de l’identité de ce continent, sur la base de valeurs culturelles et de liens spirituels profonds. Car, il est connu de tous que l’Islam, considéré comme l’une des composantes les plus importantes de l’identité de ce continent, s’est installé dans beaucoup de pays africains à partir du Maroc, par les soins d’ouléma et de maîtres du soufisme qui gardent toujours en Afrique des adeptes estimant à sa juste valeur cette parenté scientifique et spirituelle, et qui en révèrent les obligations.

Mon Seigneur, Commandeur des croyants !

Les peuples Africains ont épousé plusieurs religions. L’Islam arrive en tête dans une proportion proche des quarante-cinq pour cent. Il est talonné par le Christianisme avec quarante pour cent. Des religions locales ou asiatiques se partagent les quinze pour cent restants ; sans compter une faible proportion de gens qui n’ont aucune religion spécifique. Et alors que le Sunnisme était le dogme le plus répandu chez les Musulmans d’Afrique, la situation commence à relativement changer, selon les pays, après l’année mille-neuf ­cent quatre-vingts. Et afin que la situation ne tourne pas à la crise identitaire religieuse, la présence du Maroc au plus profond de l’Afrique est souhaitée à ce niveau, qui a autant d’importance que les domaines politique et de la coopération.

Beaucoup d’événements nouveaux, aux conséquences négatives, sondent la portée réelle de la vigilance des partenaires africains. Car l’affaire, dans les milieux musulmans, ne s’arrête pas à la liberté religieuse dont on ne viserait que l’amour de Dieu. Et c’est une liberté garantie par l’Islam lui-même ; à preuve la Parole d’Allah, qu’il soit exalté : « Point de contrainte en religion » [Al-Baqara ‘La Vache’ :255]. Néanmoins, il serait à craindre, au vu du vécu réel des Musulmans, que la modification de la répartition géographique des doctrines conduise à une situation qui favoriserait un sectarisme qui déchirera assurément les contrées et qui posera des problèmes aux régimes des pays, si jamais les convoitises, sournoisement voilées sous des allures religieuses, devaient conduire les enfants de ces pays à s’entretuer. Afin d’éviter une telle situation, il faudra que la vigilance soit de rigueur ; et il faudra, Mon Seigneur, qu’elle prenne exemple sur Votre modèle unique, dans Votre pays le Maroc, et qui se concrétise dans la protection de son unité de toute forme de confusion ou de trouble.

Vous avez un rôle continuel à jouer envers l’Islam en Afrique ; particulièrement parce que, consistant en l’aide que vous apportez et en le partenariat établi avec Vos frères, ce rôle ne comprend aucune intégration de force ni aucun envahissement. Il consiste, bien plutôt, en un processus et une continuité capable, grâce à la sincérité qui est la sienne, de se comporter avec perspicacité, spontanéité et objectivité. Car l’Islam doit désormais choisir : soit il résiste et se renforce en Afrique, soit cette dernière assistera à son anéantissement au premier siècle du troisième millénaire. Et tous les affiliés à cette religion doivent prendre conscience de la nécessité de procéder à l’analyse nécessaire, lucidement, mais aussi de tout ce que cela suppose comme défis à relever. Autrement dit, l’Islam doit concourir à résoudre les problèmes de l’Afrique, afin que les plus justes le perçoivent comme utile et indispensable. Il est de son devoir de prendre la défense de l’Afrique, et ne plus permettre à qui le voudrait, par ignorance ou par intrigue délibérée, de lui faire supporter les conséquences de problèmes avec lesquels il n’a aucun lien.

Et ici, nous devons nous arrêter sur Votre décision de créer La Fondation Mohammed VI des Ouléma Africains, dont le projet est exemplaire quant à la vigilance souhaitée pour l’Islam en Afrique. Car l’encadrement religieux a été dominé, jusqu’à présent, par le gigantesque travail pionnier des confréries soufies. Ces confréries, comme on le sait, encadrent depuis toujours les populations, comme elles encadrent les ouléma, parmi ses enfants, au niveau de l’éducation spirituelle. C’est pour cette raison que les ouléma en Afrique ont toujours été, dans leur majorité, des adeptes de ces confréries ; répondant parfaitement aux contraintes du contexte, en conjuguant le fiqh exotérique au fiqh ésotérique. Sauf que, désormais, les exigences présentes demandent à ce que les ouléma de toutes les confréries, les adeptes parmi eux autant que les sympathisants, s’inscrivent dans une organisation qui défende les constantes africaines et les protège de la suspicion et de la défiance. Et le fait que Vous ayez créé la Fondation citée relève de la prise de conscience de ces questions.

L’Afrique va, pour se défendre grâce à l’Islam, au-devant de défis majeurs ; et c’est de ces défis que nous voudrions parler, avec quelque laconisme, invoquant à ce propos la Parole d’Allah, qu’il soit exalté : « C’est que, en effet, Allah ne modifie en rien  les bienfaits dont Il gratifie un peuple qu’autant que ce peuple modifie lui-même son comportement » [Al-Anfâl ‘Les prises de guerre’ : 54].

Nous choisissons ce verset pour l’avertissement qu’il signifie aux gens : tout un chacun qui recevra un bienfait divin est dans l’obligation, à la fois, de rendre grâces à Allah et de tenter de le conserver. Parce qu’Allah, qu’il soit exalté, a promis de le pérenniser tant que l’homme lui-même en recherche la pérennité, en en reconnaissant la juste valeur. Le commandement du verset est spécifiquement adressé aux gens du Pharaon à qui Allah avait prodigué les faveurs de la foi, qu’ils ont troquées contre de l’impiété. Et ils étaient parmi les nations d’Afrique les plus puissantes. Quelques exégètes ont donné à ce verset un premier sens en pensant que les gens pouvaient changer leur état du pire vers le meilleur en trouvant les bonnes causes. Alors que les choses ne sont pas ainsi faites. Le verset est révélé pour que les gens prennent conscience de la nécessité de préserver le meilleur, afin qu’il ne change pas en pire. Ce qui est entendu ici, en rapport avec la situation des Musulmans en Afrique, est que ces derniers doivent remercier Allah que l’Islam soit arrivé jusqu’à leurs ancêtres, et qu’Allah les ait guidés sur le bon sentier, afin que cette faveur les couvre. Ce qui est exigé d’eux, en ce moment, est qu’ils accomplissent l’acte nécessaire de discernement, c’est-à-dire qu’ils opèrent une analyse minutieuse de leur situation actuelle et qu’ils sachent comment pallier les insuffisances, ou les défaillances, qui altèrent leur compréhension de la religion. Une partie de cette analyse réside dans ce que nous avons entendu, plus avant, par l’état présent des situations inédites ; comment pourrait-on, d’abord, se les représenter de la manière la plus exacte, puis, dans une étape ultérieure, comment y faire face efficacement. Et ce, dans un contexte où des nations sont sur le point de s’abattre sur les Musulmans, en les accusant de tous les maux et en les agressant. La situation des Musulmans en Afrique est proche de la vulnérabilité, et appelle l’urgence d’une reprise en main, et de l’instruction au discernement.

Si nous regardons de près les défis les plus importants, nous pouvons les classer en deux sous-catégories, interne et externe.

  1. La catégorie des défis internes englobe cinq aspects : L’identité, l’affiliation communautaire ou nationale, la langue, l’analphabétisme et l’effort d’initiative raisonnée (ijtihâd),
  2. La catégorie externe recouvre des concepts et des faits exprimés selon quatre concepts : le libéralisme, la mondialisation, la laïcité et le terrorisme.

Premièrement : les défis internes

1.L’Identité

Le Musulman africain découvre dans sa religion des principes qui le raffermissent confortablement dans son identité complexe, et qui lui évitent de se sentir à l’étroit dans ses cercles concentriques. Tant fait alors qu’il est à l’écoute de la rhétorique d’un discours adressé à l’ensemble des gens de ce monde, tel que l’indique le verset argument de la présente causerie : « Ô Hommes, Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous vous entre­-connaissiez. En vérité, Le plus méritant d’entre vous auprès d’Allah, est le plus pieux. » [Al-Hujurât ‘Les appartements’ :13]. Être à l’écoute permet de lever les paradoxes, qui sont autant de défis, entre les composantes de l’identité, qu’elles relèvent de la négritude, de l’arabité ou de l’amazighité, ou d’autres appartenances, de l’affiliation auxquelles l’Africain souffre, s’il devait limiter son identité à un seul cercle, ou s’il devait mal articuler les cercles concentriques. Alors qu’en vérité ces derniers ont des zones d’intersection, tel que le montre le verset associant le local, exprimé par ‘nations’, et les ‘tribus’ ; ces deux mots ne désignant pas une étape historique dépassée et doivent être interprétés comme symboles d’une sagesse intime locale dont l’Homme a besoin pour d’innombrables raisons. Parce que l’horizon d’attente de toute appartenance est de préparer au suivant, sans renfermement sur soi, ni sectarisme, ni encore moins des complexes. Aussi la volonté d’agir doit-elle être orientée vers l’entre connaissance, qui présuppose la reconnaissance de l’égalité et de l’intérêt commun souhaité de toute existence, sans infatuation ni frustration. L’Africain musulman dispose de ce modèle qui le ramène à l’origine même de sa création et en fait un être non limité par sa tribu, ni par sa nation, ni par son pays ; que ce dernier soit celui délimité par des frontières ou celui plus vaste, le Continent. L’unique critérium de différence est celui de la piété ; qui inclut toutes les vertus, commençant par la bienfaisance envers soi et se terminant par la bienfaisance envers autrui. Et, ainsi cheminant de l’appartenance à la petite famille vers l’appartenance universelle, l’Africain musulman vit les différents niveaux de son identité. Il s’adosse à chaque niveau pour bâtir le niveau supérieur, en · toute consonance et aisance, acceptation et harmonie, avec les altérités issues de son pays, qu’elles soient en situation de minorité ou de majorité, se refusant ainsi à tout orgueil ou à toute crispation et transformant tous les aspects négatifs de ces appartenances en apport positif à la construction d’une identité commode, quiète et utile.

2.La Langue

La diversité des langues des humains est une manifestation de la Création divine, dans ce monde. Et l’on ne peut considérer la pluralité des langues, si l’on se réfère à ce précepte divin, comme une source des problèmes de l’Homme, que ce soit d’ailleurs en Afrique ou en dehors d’elle. Le chercheur africain Hassane Gambo a étudié la carte linguistique du Continent africain, dans sa multiplicité et sa relation à la diversité ethnique, en montrant que la colonisation a modifié la structure linguistique du continent, marginalisant les langues locales au profit des langues étrangères ; et en montrant que même au sein d’une même langue existent des langues locales, dont chacune jouit du statut de langue officielle sur son territoire. Parmi les exemples que l’on peut citer, les quatre langues co-existantes dans les régions du Nigéria: la langue haoussa, la langue kanouri, la langue Ibo, et l’anglais, qui constitue, cependant, la langue commune des populations parlant toutes ces langues.

Et dans le cas où la pluralité linguistique constitue, pour les peuples africains, un défi à l’identité communautaire nationale, il faudra trouver des solutions qui profiteraient des expériences de quelques pays où le plurilinguisme n’a pas empêché leur renaissance. Et ce, dans le cadre d’une stratégie nationale soutenue par les pays africains intéressées par le partenariat avec des institutions spécialisées ; stratégie où l’enseignement et les médias joueront un rôle décisif pour construire une harmonie où une forte interaction linguistique sera à la base d’une richesse culturelle, sans pour autant constituer un obstacle devant l’économie, ni un motif de divergence politique.

3.L’analphabétisme et la déficience de la culture

Quand nous nous apercevons que l’incapacité à la lecture et à l’écriture figurent parmi les plus grands défis qui assiègent le monde musulman, et qui affaiblissent ses potentiels et handicapent ses plans de développement, nous nous étonnons comment des gens qui ne savent ni lire ni écrire pourraient profiter dans leur quotidien des valeurs de l’Islam. Ce fléau est véritablement la source de tous les autres qui rongent les sociétés musulmanes, dont celles africaines. Néanmoins, les pays africains en sont encore à traiter l’analphabétisme comme une simple question d’éducation et d’enseignement et d’éthique, sans plus.

Parmi les causes de ce retard, se trouve l’échec de plusieurs pays du monde musulman, dont celui africain, dans la généralisation de l’enseignement primaire. Et il est habituel que l’on conçoive des solutions dont l’opérationnalisation est très coûteuse, adoptées dans d’autres régions, alors même qu’il faudrait concentrer tous les efforts dans l’imagination d’approches adéquates et convenant aux moyens limités de ces pays, et à leurs contextes.

Et même les pays qui ont éradiqué, en Afrique, le fléau de la déscolarisation, restent confrontés à des problèmes culturels qui se manifestent dans le retard accusé à plusieurs niveaux. Niveaux parmi lesquels on peut énumérer : la technologie, l’action culturelle et ses divers domaines, le combat à armes égales contre les courants culturels qui les envahissent depuis l’Occident autant que depuis l’Orient, aux choix, des réformes et leur opérationnalisation, l’accommodation aux nouveaux systèmes économiques, les défis sociaux, la lutte contre le trio néfaste (pauvreté, ignorance et maladie). Auxquels il faut ajouter les moyens de résistance devant le sentiment de désespoir qui conduit les jeunes à l’abattement, les défis politiques, les régimes de gouvernance et d’administration et, enfin, la capacité de ces derniers à s’astreindre à la droiture, à la transparence, à la justice et à satisfaire aux attentes de leurs populations.

4.L’initiative raisonnée (Al-Ijtihad): connaitre le constant et le variable.

Fondant sur cet abysse que représente la privation de l’instruction, et sur ce scandaleux affaiblissement de l’accès à la culture, se propagent beaucoup de conceptions altérées de l’Islam et autant d’interprétations erronées de ses commandements. La situation des Musulmans se détériore parce que, malgré leur affiliation à l’Islam, ils ignorent les règles les plus basiques de cette religion. Et cela constitue le plus grave des défis auxquels est confrontée l’identité musulmane en Afrique et ailleurs ; un défi plus dangereux pour l’Islam que ses ennemis. L’une des figurations conséquentes de cette situation est de ne plus savoir distinguer les priorités, et de ne plus être conscient de l’existence de constantes immuables, face à des choses tout à fait variables. Ceci qui constitue le terreau même qui favorise l’émergence du renfermement et dont profite l’extrémisme.

La question de ce discernement dépend de l’encadrement religieux, quantitativement et qualitativement, c’est-à-dire que la responsabilité en incombe aux prédicateurs et à leur méthode de prédication ; car il est attendu des ouléma, quand il y en a, qu’ils expliquent aux gens que les constantes de la religion consistent en des commandements décidés par Allah dans sa Révélation. Et qu’une ordonnance divine est immuable, et qu’elle ne peut varier ni selon le temps ni selon l’espace. Car la propriété des cinq piliers de l’Islam, sur la base desquels la religion est édifiée, est d’être permanents, et ne varient selon aucune époque historique. Ainsi en est-il des cinq finalités universelles, objet de la jurisprudence de la Charia, qui restent inchangées quels que soient l’époque historique ou l’espace d’application ; et qui consistent en la préservation de la religion du Musulman, de sa raison, de sa propriété, de sa vie et de sa dignité familiale. Ce sont là des intentionnalités constantes et permanentes, qui doivent rester inchangées.

Quant aux variables, elles consistent en des questions flexibles ; et qui peuvent, elles, changer selon le contexte géographique ou historique. Comme elles peuvent faire l’objet d’interprétations, heuristiques et inductives. Et l’on ne peut considérer une modification qui y interviendrait comme un dévoiement qui ferait diverger le fondement originel de sa permanence. S’il venait à changer, il ne toucherait en rien les bases immuables de la religion ; car, plutôt, son but est d’être un moyen par lequel Allah, qu’Il soit vénéré et magnifié, garantit la permanence immuable, et par lequel il assure la bienfaisance et l’adéquation de sa religion avec les différents contextes. Les variables constituent la majorité des ramifications des prescriptions de la Chariaa, à propos desquelles il y eut quelques divergences de compréhension, et des avis multiples, générant ainsi un effort de déduction ou d’induction qui, à son tour, a donné naissance à des écoles différentes, dont les quatre doctrines fondamentales. La divergence en est devenue une faveur divine et une clémence, pour l’aisance d’application qu’elle permet à l’Oumma.

La diversification dans l’établissement de la Charia exige une très grande vigilance, lors du traitement de telle ou telle ramification; vigilance qui doit respecter tout rang et toutes les spécificités de taxinomie. Ainsi donc, il faut s’interdire de donner à la variable la même importance qu’à la constante; ni de se permettre d’attribuer à l’hypothétique le même rang que le décisif; et encore moins d’établir une équivalence entre le partiel et la plénier. Car chaque catégorie a un rang, une place et des règles qui lui sont propres. Mais il est important de souligner que ce que nous affirmons ne diminue en rien de la valeur d’une quelconque ramification de la Chariaa; et que, au contraire, il contient un appel à un traitement scientifique très minutieux de chacune des parties de façon immanente, et qui reste pertinente, tant que nous la considérons dans la perspective globale de la Chariaa.

Les nouvelles technologies de communication pourraient, en principe, aider à remédier à l’insuffisance d’encadrement religieux parmi les Musulmans d’Afrique. Sauf que ces mêmes moyens pourraient faciliter leur induction en erreur, s’ils devaient être utilisés par les ignorants, les extrémistes et les agitateurs doctrinaires visant à ébranler les constantes des Musulmans des pays africains.

Deuxièmement : les défis externes

1.La notion de ‘nationalisme’

Il existe des représentations, dont les porteurs pensent qu’il existe un conflit entre les identités communautaires nationales, en tant qu’appartenances raciales spécifiques, et l’Islam, considéré comme une religion qui transcende ces appartenances. Ils diminuent ainsi de la portée de l’identité islamique ; et cherchent même à la neutraliser. Cependant que le pratiquant voit que l’identité religieuse est justement ce qui donne à son existence matérielle ses dimensions spirituelles et morales.

L’Islam, relevant le défi, tient à conforter le principe des identités nationales qui, pour lui, rentre sous la catégorie de l’intimité des relations familiales, qui a son intérêt pour la survivance de l’individu, la sécurité et l’émulation dans la bienfaisance. Sauf que l’Islam doit veiller, en même temps, à sensibiliser les identités nationales à la nécessité de s’ouvrir sur les autres composantes de l’existence humaine. Puisqu’il conçoit que le nationalisme, bien qu’il soit un élément naturel parmi les composantes vitales de l’identité humaine, ne désavoue pas chez l’homme le besoin de se lier à d’autres appartenances par lesquelles il préserve son existence physique et morale ; à commencer par l’appartenance à une famille, puis par l’appartenance à une tribu et à un peuple, puis à l’Oumma. Cette dernière revêt une posture non matérielle, étant donné qu’elle fonde un sens parmi d’autres, qui ne s’oppose pas aux spécificités de l’appartenance.

Ce que l’Islam n’admet point, c’est le chauvinisme et le clanisme. Alors qu’il exige des Musulmans de gérer les bonnes pratiques sociales, de les soutenir et de profiter pour le mieux du sentiment national; comme, en revanche, il recommande d’éviter de rentrer en conflit avec quiconque d’autre, tant que ce dernier ne commet aucune agression contre la vie des gens ou leurs libertés. Car la religion des Musulmans ne les a pas laissés errer au hasard, relativement à cette question tout autant qu’à d’autres; bien au contraire, elle leur a recommandé de préserver les choses qu’elle a estimées inviolables, de s’entrappeler à l’endurance et de conduire leurs transactions de la manière la mieux bienfaisante. Toutes choses étant donc, et eu égard à la graduelle complexité des choses, elle prescrit aux Musulmans d’assumer la lourde responsabilité d’un discernement transactionnel pondéré, et leur déconseille de s’enliser dans une quelconque forme de division, sous quelque prétexte que ce soit. Les Musulmans sont donc les mieux préparés à l’ouverture sur les autres, aux niveaux qui servent le dénominateur commun à toutes les gens, en termes de valeurs fondatrices d’une alliance au service de l’Humanité; cette alliance étant considérée par l’Islam comme l’une des :finalités extrêmes de l’entre-connaissance entre Musulmans et non-musulmans.

2.Le libéralisme éthique

Nous n’entendons pas par notre expression le libéralisme économique ; mais bien les comportements éthiques qui ne relèvent pas de ce que les Musulmans considèrent comme des ordonnances essentielles de la Charia qui leurs sont spécifiques ou des manifestations qu’ils rangent parmi les Sounna ou les qualités vertueuses les plus nobles. Le libéralisme signifie ici la dispense de se conformer à ces commandements et à ces bonnes pratiques, en particulier quand les comportements qui en découlent relèvent des interdits de l’Islam, ou de choses non tolérées ou équivoques. L’on observe ce type d’affranchissement ou de permission que l’on s’octroie, chez les non-musulmans dans les pays où cohabitent plusieurs religions, et c’est le cas de plusieurs pays d’Afrique, ou bien même chez certains Musulmans qui alternent des actions bienfaisantes et d’autres qui le sont moins, espérant toutefois le Pardon divin. Le défi ici réside en ce fait que les Musulmans soient capables d’appliquer le principe de non-contrainte à la religion, et d’œuvrer selon le principe de liberté et d’effort consenti pour convaincre de l’excellence de leur mode de vie, dans un style d’émulation exempt de toute violence. Et dans tous les cas, la bonne cohabitation est la dominante majeure qui puisse naître du respect de l’autre et de la généreuse et continuelle recherche de justifications plausibles à l’erreur d’autrui, loin de toute volonté d’en faire un motif d’abaissement ou de lui inspirer de la gêne. Personne donc ne peut exclure les Musulmans, sinon à la mesure où eux-mêmes demeurent incapables de comprendre autrui, et de le convaincre de la justesse de leur avis. La libéralité de l’autre peut constituer un défi, si le Musulman ne fait pas preuve de compréhension large de la religion ; chacun se comportant, en adoptant les principes qu’il a choisis, dans le cadre de la loi qui régit le pays, qu’il soit Musulman ou non, accommodant son comportement, tout en se libérant de certaines conséquences.

Les pays du monde musulman pourraient élire quelques aspects du libéralisme, en accord avec quelques fondements de leur religion, dans le but d’une pratique pragmatique exigée par les contraintes actuelles. Ceci ne signifie pas, nécessairement, que, ce faisant, ils recherchent la divergence d’opinion ; mais bien plutôt que ces pays se comportent avec la souplesse nécessaire à l’accommodement du libéralisme, afin d’éviter au Musulman des situations embarrassantes. En tout état de cause, le plus important, c’est d’écarter toute posture absolutiste et tout empressement dans l’émission des jugements. Les particularités philosophiques du libéralisme font l’objet d’un débat auquel tout le monde peut contribuer ; sauf que le non-musulman n’est pas tenu de reconnaître la véracité d’une Révélation faite au Musulman, comme, en revanche, ce dernier n’est pas forcé de contraindre qui que ce soit à adopter sa croyance.

Néanmoins, il serait à craindre, dans le cadre du libéralisme, que l’individu ne devienne un ogre tyrannisant la communauté. Ce qui imposera aux états de jouer leur rôle en protégeant cette dernière, à travers une vision qui ne limite en rien les libertés individuelles, mais qui sera fondée sur un jumelage équilibré entre les libertés individuelles et les droits de la Communauté.

 3.La mondialisation

Les pays africains sont désormais, et à un rythme croissant, influencés par la mondialisation. Et les réactions hésitent entre l’appréhension et l’enthousiasme ; à l’instar des autres peuples et sociétés du Sud. L’une des raisons du rejet de la mondialisation se trouve la crainte que l’héritage, empreint de spécificités identitaires, ne soit altéré.

Le Dr Ahmed Ben Rachid voit que la mondialisation a recherché la suppression des obstacles et des frontières devant les entreprises, les institutions et les réseaux internationaux, économiques, communicationnels et culturels, afin qu’ils puissent mener leurs activités privées, dont l’effet est de brider le rôle de l’État dans les domaines de la finance, de l’économie, de la culture et de l’information. Cette vision montre que la mondialisation est une volonté, et une manière d’agir, faites pour consacrer la domination du système capitaliste et des valeurs libérales occidentales sur l’ensemble du monde ; ce qui ouvre la voie devant une hégémonie culturelle ou devant d’autres formes de domination.

Le fait est donc que la mondialisation n’œuvre pas à la création d’un monde unifié, comme on serait tenté de le penser. Bien au contraire, elle vise à la création d’un système tissé en réseaux de mondes liés et connectés entre eux. La mondialisation culturelle projette une planète où les cultures s’imbriquent, avec cette possibilité qu’ils se complètent, et échangent les intérêts chacune selon sa position, dépendamment de sa vigueur, de son potentiel interactif et de sa participation. Faute de quoi, elle disparaitra si elle montre quelque vulnérabilité de présence ou de la faiblesse quant à son interactivité et à sa participation.

Par conséquent, il est du devoir des Musulmans africains de repousser tout ce qui pourrait naître d’un malentendu autour de la mondialisation, d’en faire usage et d’éviter de ne la percevoir que sous l’angle de la domination. Car l’Islam ne connaît pas l’isolement ; au contraire, il reconnaît la diversité et la différence qui enrichissent l’existence ; comme il reconnaît le droit à chaque Oumma de défendre ses spécificités et ses patrimoines. Il œuvre à planter la fierté de l’identité religieuse et appelle également à semer la vertu de la tolérance. Le Musulman doit être indulgent envers les autres ; ne pas renier leur existence ; ni leur dénier aucun droit ni encore moins nourrir quelque sentiment de haine ou d’animosité envers eux.

4.La laïcité

La laïcité est née au sein de la culture occidentale, sous l’impact de conflits historiques avec les institutions religieuses. Par la suite, ses expressions se sont propagées dans le restant du monde. Son principe est de construire les piliers de la vie commune loin de la religion ; tout en s’appuyant, dans la manière de gérer les affaires quotidiennes, sur la raison humaine, sa science et son expérience ; ce que certains appellent « sécularisation » ou athéisme. Beaucoup de penseurs ont contribué à l’élaboration de cette théorie, dont les plus célèbres sont : Nietzsche, Durkheim, Marx, Sartre, Freud. Comme l’on peut citer, dans les pays musulmans les noms d’Atatürk, Qasim Amine et d’autres.

Parmi les problématiques associées à ce sujet se trouve le fait que certains pays africains à majorité musulmane aient inscrit la laïcité dans leurs constitutions respectives ; laissant ainsi aux initiatives privées la gestion des affaires religieuses, comme les mosquées et les écoles. Et l’expérience a montré la dangerosité de ce principe ; ce qui a fait que des pays ont essayé de rectifier la situation, partiellement, en désignant des responsables gouvernementaux des affaires islamiques.

Sauf que ces faits n’autorisent pas le croyant à mal interpréter la laïcité ; ni à taxer d’impiété les gens qui y croient, afin de légitimer leur agression.

5.Le terrorisme

L’Afrique est confrontée à trois types de conflits violents : les conflits tribaux, les antagonismes doctrinaires et les belligérances entre cultes. Il nous importe ici de nous focaliser sur les luttes entre Musulmans. La situation empire quand les querelles conduisent à l’appel de quelques forces étrangères pour intervenir dans les affaires intérieures de ces pays africains islamiques ; ce qui génère des situations de trouble, d’instabilité et d’insécurité. Dans la plupart des cas, il en résulte un repli de l’Islam, sinon une stagnation de l’état des personnes qui y sont affiliées, et le ralentissement de leur développement.

Et pour sortir de cette impasse civilisationnelle, il faudra affronter l’extrémisme en tant que phénomène d’origine complexe. Il constitue un terreau fertile en Afrique, à cause de l’insuffisance de l’encadrement religieux. Et parce que l’extrémisme a des racines intellectuelles et sociales, il est nécessaire de faire converger, pour le combattre, les dispositifs sécuritaires, la sensibilisation religieuse, l’amélioration de l’enseignement, l’éradication des formes de corruption, le renforcement de la complémentarité économique entre les pays d’Afrique ainsi que l’échange d’expériences entre eux, la propagation de la culture de l’effort, le développement de la pensée scientifique critique, et l’encouragement de l’émulation et de l’innovation.

La lutte contre le terrorisme exige aussi la surveillance de l’enseignement religieux et le renforcement du contrôle des instances des ouléma qualifiés, en les mettant devant leurs responsabilités afin qu’elles s’acquittent efficacement de leur devoir. Avec l’ensemble de ces dispositions, l’on pourra élaborer une stratégie pour combattre l’extrémisme de la pensée, tout autant que celui de la réalité quotidienne.

Et en conclusion, Mon Seigneur, force est de dire que relever ces défis est le grand jihad qui attend les ouléma de l’Afrique. Les affronter ne dépend pas de la seule puissance matérielle, car l’affrontement qui nous importe est celui dont sont chargés les encadrants religieux, c’est-à-dire les ouléma et les imams. Mis à part eux, que chacun assume ses responsabilités selon la position qui est la sienne. Car les ouléma ont leur rôle, le plus important, et qui est inspiré de l’ordonnance d’Allah, qu’il soit exalté, Qui a voulu que dans chaque Oumma existe une légion d’hommes dévouée à la mission d’apprendre aux gens leur religion. Leur rôle est aussi inspiré de la parole du Messager le plus­ noble, qu’Allah appelle sur lui Sa meilleure prière et Son salut le plus élevé, annonçant qu’à chaque génération, des ouléma loyaux protègeront la religion de l’ignorance et de l’extrémisme. Comme il est inspiré de son hadith ordonnant que des ouléma se doivent de bien expliquer aux gens de ne prendre leur religion que de celui dont ils savent qu’il maîtrise la science religieuse, et qu’il est pieux, veillant à repousser tout trouble [fitna]. Car ces gens indiqués sont tout le contraire de ceux qui ne savent pas déchiffrer les suites néfastes de leur discours sur la religion et qui attisent le feu des troubles, sans pour autant être capables de l’éteindre. Leur impéritie leur fait croire que cela pourrait leur profiter. Hélas, ces gens, bien qu’ils prétendent défendre jalousement la religion, n’en possèdent pas la sagesse et n’assument pas leur responsabilité devant les gens qu’ils exhortent à la violence, sans respect aucun des devoirs sacrés de la prédication [tabligh] et de ses conditions. Allah, qu’Il soit exalté, nous a décrit les traits de ces sages que nous devons prendre comme exemple, pour relever les défis des Musulmans d’Afrique, et qui ne peuvent qu’être détenteurs de ces qualités. Allah, qu’Il soit exalté a dit : « Dis à Mes serviteurs d’employer dans leurs propos des mots aimables» [Al-Isrâ’ ‘Le voyage nocturne’ :53]. Comme il a dit : «Sois modéré dans ta discussion avec eux» [An-Nahl ‘Les abeilles’ :125]. Il a encore dit: «Rends le bien pour le mal» [Fussilat ‘Les Versets détaillés’ :33].

Le choix du meilleur style est laissé à la sage discrétion de ceux qui ont trouvé la bonne guidance. Par ailleurs, les prêcheurs de l’Islam en Afrique sont entourés de conditions internes et externes, nous en avons citées quelques-unes, qui demandent de savoir distinguer le meilleur du bien, et qui demandent avant tout l’immunité contre le  »moindre mal » relativement au’ ‘pire que néfaste », la fitna. Il n’existe pas de recette unique pour interagir avec la réalité, mais, en revanche, une condition est nécessaire : la sincérité, la science et la piété. Et c’est ce que nous implorons Allah, qu’Il soit exalté, de donner aux ouléma, dames et messieurs, qui œuvrent au sein de La Fondation Mohammad VI des ouléma africains bénie, dont Vous avez fait don, en ces temps critiques, au continent africain. Qu’Allah agrée Vos œuvres, et que la Paix soit sur Vous.

Et grâces soient rendues à Allah, Seigneur de tous les mondes.

Pr. Safiya Abderrahim Tayeb Mohammad Ancienne ministre, Professeur à l’Université Oum Derman et membre de la section de la Fondation Mohammed VI des Ouléma Africains au Soudan

[1] Causerie religieuse Hassanienne prononcée en présence d’Amir Al-Mouminine, sa Majesté le Roi MOHAMMED VI, qu’Allah le glorifie et l’assiste, le Vendredi 16 Ramadan 1439 de l’Hégire (01/06/2018).